Histoire de la fête

Jean-Baptiste Montard, étudiant en Etudes Rurales, nous a fait l’immense plaisir de consacrer son mémoire de Master à l’histoire de notre fête. Ce travail lui a valu les félicitations de ses professeurs et la note de 17/20. Nous en publions ici quelques extraits. Certains d’entre-vous trouveront sans doute des “erreurs” historiques dans ce récit, ou des analyses qu’ils ne partagent pas. Jean-Baptiste n’est pas Saounien et ne fait que retranscrire, sans aucun parti-pris, le résultat de ses recherches personnelles.

La commune de Saoû ne peut être considérée comme la « capitale » du picodon dans le sens où on ne trouve aucun lien historique direct entre Saoû et la « naissance » ou la fabrication de cette spécialité Drôme-Ardèche. Il est donc intéressant de se demander pourquoi la fête principale de cette commune est devenue, depuis presque 40 ans, un lieu de promotion et de célébration de cette production fromagère locale ?

Le syndicat d’initiative dans les anné́es 70 et son président, Marcel Vaganay,
la 4e personne en partant de la gauche. Le premier président de “La Fête à Saoû”,
Michel Chalancon est le dernier à droite au second plan.

En se penchant sur l’action des « initiateurs » qui ont créé la fête du picodon, il est important de revenir sur le contexte dans lequel s’inscrit la mise en place de cette manifestation : celui des années 1970 et du « retour au local ». Alors que le mouvement de mondialisation et de standardisation des produits s’accélère depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les réactions se multiplient en faveur de la «diversité» de la production alimentaire. Par la célébration d’un « produit de terroir », la fête du picodon – dont le succès ne fait qu’augmenter lors des premières années de sa mise en place – répond à des préoccupations économiques mais aussi culturelles et identitaires. Grâce à une médiatisation principalement orchestrée par le Maire de Saoû, Henry Fuoc, la fête du picodon servit, pendant ses premières années d’existence, de « tribune revendicative » en faveur d’une appellation d’origine. Depuis l’obtention de celle-ci en 1983, la fête du picodon a su renouveler ses équipes organisatrices désormais réunies au sein d’un nouveau « comité de la fête du picodon ». La fête a évolué et a su diversifier et multiplier ses animations culturelles. Réalisant une foire accueillant, en plus du picodon, les autres produits de terroir, cette fête mêle de façon originale le secteur économique avec le secteur culturel. Elle est révélatrice du rôle social et culturel du patrimoine alimentaire.

A) "La fête à Saoû", une volonté du syndicat d’initiative

Toutes les fêtes religieuses qui se tenaient à Saoû depuis le début du XXe siècle (fête votive, la Fête-Dieu, les Rogations) ainsi que le bal du 14 juillet, disparurent, au plus tard, lors des années qui suivirent la fin de la Seconde Guerre mondiale. D’autres animations firent leur apparition. La première fête fut mise en place pendant les années 1950 grâce aux actions d’un corps de pompiers volontaires créé au sein de la municipalité en juillet 1938. Cette fête fut naturellement baptisée « la fête des Pompiers » et avait lieu le premier dimanche d’août. Il s’y organisait un défilé aux lampions précédé d’un feu d’artifice.

La mise en place de la « fête à Saoû » au début des années 1970 résulte de l’action menée par un syndicat d’initiative créé en 1972. Celui-ci regroupait des membres habitant Saoû et les communes voisines : Soyans et Francillon-sur-Roubion. Ce sont les animateurs principaux du syndicat d’initiative dont Michel Chalancon, propriétaire de l’hôtel-restaurant de Saoû Le Week-End ; Max Ponce, un publicitaire devenu le premier président du syndicat et Marcel Vaganay, qui décidèrent de lancer une nouvelle fête à Saoû. Le but de celle-ci était avant tout de « réanimer » le village par des activités rendant Saoû et les communes voisines plus « vivantes » et attractives.

Suite à la constitution de ce syndicat, un « comité d’organisation » fut créé. Sa vocation était de mettre en place une première fête prévue pour le troisième week-end de juillet de l’année suivante. Lors de cette première session appelée « la fête à Saoû », plusieurs activités furent organisées : un « jumping » avec les clubs hippiques de Crest et de Dieulefit, un ball-trap, un concours de pétanque. Des manèges étaient aussi présents. Jusqu’en 1976, le slogan publicitaire fut « le 23 juillet, c’est la fête à Saoû ». Pendant ces toutes premières années de festivités, l’entrée du village était payante car le budget nécessaire à l’organisation de cet évènement était de 30 000 francs.

C’est en 1974 que fut créée une première Foire au picodon. Seulement sept marchands y participèrent dont un producteur habitant la commune de Saoû. Ils furent plus nombreux l’année suivante pour plusieurs raisons : la presse en fit rapidement échos et le syndicat caprin présidé par Emile Magnet y apporta sa contribution. L’arrivée de ce syndicat défendant les intérêts de la filière caprine dans la Drôme (éleveurs, producteurs de lait et de fromages de chèvre, affineurs) en tant que nouvel acteur de l’évènement fit apparaître un premier concours de fromage de chèvre. En 1975, ce concours de dégustation n’eut à juger que quatre concurrents. Bien que le picodon donna son nom à la Foire, celui-ci n’était pas le seul fromage de chèvre présent. Cela montre que le nom de cette production locale est « accrocheur » car il fait le lien entre le produit et la localisation de sa production.

A côté de la foire du picodon, s’organisa également une foire d’antiquaires et une brocante appelée « Anticoforum ». La foire du picodon et la brocante sont très vite devenues les activités spécifiques de la « fête à Saoû » qui se distingua des autres fêtes foraines et bals se déroulant dans le territoire du Val de Drôme. Les forains furent interdits de participation à « la fête à Saoû » dès 1976 car ils avaient choisi de participer à des évènements jugés plus importants à Loriol, laissant les organisateurs dans l’embarras. Dès lors, l’entrée du village fut gratuite et dès lors, les festivités se concentrèrent sur les activités restantes (« la Foire du picodon », la brocante et le bal).

B) La "médiatisation" de la fête du picodon (1977-1989)

Henry Fuoc, élu Maire en 1975, raconte : « Je suis arrivé il y avait 335 habitants en 1975. Le village était en perte de vitesse assez importante. On avait deux classes à l’école et on allait en perdre une (...) Je suis un homme de “com”, j’ai fait ce que je savais faire ». Le picodon fut rapidement mis en avant, une action en adéquation parfaite avec celle de l’équipe du syndicat d’initiative dirigé par Marcel Vaganay, président à partir de 1976.

Journaliste de formation, Henry Fuoc insista sur le fait que la manifestation, pour se différencier des autres fêtes de villages, devait changer de nom et s’appeler "la fête du picodon". Il en donne les raisons de cette façon : « J’ai expliqué que “la fête à Saou” ça n’attirait absolument personne parce que c’était très local. Si on fait la fête d’un fromage de chèvre qui était particulièrement «typé», ça devenait, médiatiquement, beaucoup plus vendeur».

Ce nouveau nom donné à la fête en 1977 marque le début d’une période « médiatique » en faveur de cette manifestation. Le réseau « médiatique » lyonnais d’Henry Fuoc qui était délégué régional de la Radio Monte Carlo, permit à ce dernier d’inviter de nombreuses personnalités qui assurèrent la renommée locale et régionale de la fête. Sportifs, animateurs radios, politiques et gastronomes se déplacèrent. L’une des premières personnalités à se rendre à la fête du picodon fut la skieuse Marielle Goitschel, médaillée d’or aux Jeux Olympiques de Grenoble en 1968. Elle fut suivie par beaucoup d’autres dont Jean-Pierre Foucault, animateur radio de RMC, qui se rendit quatre fois à l’évènement, la plupart du temps en compagnie de son confrère Léon.

De façon plus significative, la fête du picodon réunit de nombreuses personnalités politiques. Entraînés par Maurice Pic, sénateur et maire de Montélimar, les élus drômois dont Henri Bernard de Pélagey, préfet de la Drôme en 1981, étaient nombreux. Francisque Collomb, le sénateur-maire de Lyon était l’un des invités politiques principal de la fête et détenait la place de président du jury du concours du picodon. Cependant, la « vedette » politique incontestée de cette fête à Saoû fut sans conteste le maire de Villeurbanne, Charles Hernu, qui y participa de 1979 à 1989. En 1981, Saoû avait donc l’honneur de voir le nouveau ministre de la Défense du premier gouvernement socialiste de la Ve République arriver en hélicoptère et accompagné d’un vaste entourage dont François de Grossouvre. Ces invités étaient conviés au repas qui se tenait sous les platanes situés sur la place du village.

Toutes ces personnalités et élus politiques – qu’ils soient de droite comme de gauche – participaient souvent au jury du concours du picodon. Ils eurent pour effet d’effectuer la promotion du picodon et de participer à la réputation du village et de sa fête. La presse locale comme Le Dauphiné Libéré ou Le Crestois en assurèrent aussi une promotion qui fut sans doute facilitée par l’engagement de Louis Richerot, président du Dauphiné Libéré résidant à Saoû.

La présence de grands cuisiniers fut également importante pour assurer la reconnaissance gastronomique du picodon. Comme la plupart des fromages au lait cru, artisanaux et locaux, le picodon, tend à devenir un produit de luxe par la reconnaissance que lui offrent les grands cuisiniers. Les cuisiniers drômois comme Chabran ou Manière, les grands cuisiniers lyonnais (Nandron, Bourillot, Lacombe, Astic et la Mère Léa), la fromagère Renée Richard et les critiques gastronomiques comme Félix Benoit, Bernard Frangin, Jean-François Abert, André Mure, faisaient également le déplacement. En 1983, le repas se déplaça à la Forêt de Saoû : l’hôte d’honneur était alors Paul Bocuse.

Selon Henry Fuoc, le point d’orgue de la médiatisation de « la fête à Saoû » eut lieu en 1986 puisque Michel Galabru et Charles Moulin, acteurs du film La femme du boulanger de Marcel Pagnol, inaugurèrent la nouvelle boulangerie. Année ou les visiteurs de Saoû se firent extrêmement nombreux puisque la gendarmerie évalua leur nombre à 15 000. La fête du picodon fut, durant ses premières années, un lieu où les différents participants revendiquèrent la diversité et l’originalité de la production fromagère française. Il y eut concordance des intérêts culturels et économiques puisque la promotion et la vente du picodon fut considérée comme une chance pour le développement local.

C) L'évolution de la fête

A - Une fête à Saoû comme lieu de Défense du picodon

De 1977 à 1982, la fête du picodon de Saoû devient le lieu de réunion de tous les acteurs revendiquant une appellation d’origine controlée. L’appellation d’origine affirme les liens entre le fromage, son terroir, la race laitière et les savoir-faire. La demande d’AOC répond aussi et surtout à des préoccupations économiques car l’appellation d’origine favorise le développement local et la valorisation de l’espace. Cette “défense” du picodon est orchestrée par un syndicat qui, après 1983, trouve toujours en la fête du picodon à Saoû, le lieu idéal pour effectuer et pérenniser la promotion de sa production fromagère.

L’appellation d’origine contrôlée du picodon est obtenue en 1983. L’aire de celle-ci est étendue à l’ensemble des deux départements Drôme-Ardèche. Y sont également adjoints les cantons gardois de Barjac et vauclusien de Valréas. Elle fut annoncée et célébrée lors de la fête du picodon de la même année. C’est Charles Hernu qui annonça cette “victoire” à la tribune du concours du picodon. Cette prestation lui value le droit d’être surnommé, dans un article du Canard Enchainé, le “ministre de la Défense... du picodon”.

B - Une confrérie au concours du picodon

L’idée d’une Confrérie du picodon AOC a pris corps au sein du syndicat du picodon au printemps 1983, alors que les démarches en vue d’obtenir une appellation d’origine contrôlée étaient sur le point d’aboutir. La confrérie vit le jour en 1986 et fonctionne comme une association loi de 1901. Elle fait partie des 1300 confréries existantes en Europe dont près de 800 en France, principalement gastronomiques et vineuses. Comme la plupart de celles-ci, la confrérie du picodon opère selon un schéma corporatiste pseudo-médiéval : une hiérarchie, un costume, un ruban, une médaille, un serment sur faux parchemin, une prestation de serment pour la défense du produit et la tenue de chapitres. La confrérie du picodon compte à présent trois cents membres qui ont fait le serment de promouvoir et de défendre le fameux fromage. Elle se réunit trois ou quatre fois par an et tient, à ces occasions, des chapitres au cours desquels sont intronisés de nouveaux membres.

Lors de la fête du picodon, les principaux membres de la confrérie défilent le dimanche dans les rues de Saoû avec leurs robes blanches et leurs médailles. Ils participent à l’animation et au côté “folklore” de la fête. La confrérie “intronise” des “chevaliers du picodon”, c'est-à-dire des membres qui sont soit en rapport politico-médiatique avec la fête, soit qui oeuvrent pour la défense du picodon et de sa fête. Michel Galabru, Jean-Pierre Foucault, Francisque Collomb, Charles Hernu furent intronisés chevaliers.

La confrérie du picodon AOC officie toujours sous les platanes pour le concours annuel de fromages. Quatre catégories de fromages sont jugées. À partir de 1992, le syndicat caprin de la Drôme, siégeant actuellement à Divajeu, participe aussi à l’organisation du concours du fromage fermier. En fait, deux catégories de fromages sont réservées aux adhérents de l’AOC picodon (1ère catégorie : picodon Drôme-Ardèche AOC et 2nd catégorie : picodon Dieulefit AOC). Mais le concours est aussi ouvert à tous les producteurs fermiers caprins pour les deux autres catégories : la troisième catégorie est réservée au fromage de chèvre mi-sec de quatre à douze jours et la quatrième catégorie au fromage de chèvre sec ou affiné de plus de douze jours. Les récompenses sont décernées après les décisions du jury composé au minimum de trois membres par catégorie. Les fonctions de membres du jury sont gratuites. La confrérie du picodon et les invités remettent aux vainqueurs les diplômes, coupes et médailles de la Direction Départementale d’Agriculture (DDA). Cette manifestation réunit actuellement une trentaine de producteurs de picodon. Au début de la fête du picodon, le jury se réunissait dans la salle des fêtes. Aujourd’hui, le concours se déroule sur la place du village, en plein air.

C - Évolution de la fête après l’obtention de l’AOC

Bien que la fête du picodon soit restée une manifestation consacrée à la célébration du picodon, elle a su diversifier avec le temps ses activités et ses animations.

Jusqu’en 1985, l’action du syndicat d’initiative se voulait indispensable au rayonnement médiatique de la fête du picodon à Saoû. La décennie suivante correspond à une période durant laquelle cette fête se pérennise tout en connaissant une évolution. Elle demeure une manifestation dédiée à la célébration du picodon et a su renouveler son équipe organisatrice. Elle diversifie ses activités en laissant une place considérable aux spectacles culturelles et aux autres “produits de terroir” exposés et vendus en compagnie du célèbre fromage. La durée d’existence et le succès de cette fête s’explique également par sa capacité à intégrer les innovations portées par les nouvelles équipes organisatrices.

En fait, la préparation de la fête, tout d’abord initiée par le syndicat d’initiative, fut par la suite orchestrée par un nouveau comité des fêtes de Saoû créé en 1987 et dont le siège se trouvait à la mairie. En 1993, certains membres de ce comité eurent la volonté de créer un “comité de la fête du picodon” prenant la forme d’une association plus “indépendante”. La fête du picodon, se trouvant désormais sous la responsabilité de ce nouveau comité, a renouvelé son nombre d’adhérents avec une population relativement jeune et récemment installée dans le village ou aux alentours de Saoû. Toujours selon Henry Fuoc, ce sont “les néo-ruraux” qui “ont repris peu à peu” l’organisation de la fête du picodon : de nombreux bénévoles actifs ont pu apporter plusieurs “innovations” au sein de la fête en usant de leur propre sensibilité : tri sélectif des déchets, marché des créateurs, espace bio... etc.

Si la fête du picodon a su renouveler son équipe organisatrice, cela tient sans doute à plusieurs raisons. La fête du picodon devenant, au fil du temps, une «tradition du village», l’implication dans l’organisation de celle-ci permet généralement l’intégration rapide des nouveaux habitants. Une personne s’étant installée à Saoû en 1992 explique qu’elle a commencé à s’investir dans la préparation de la fête “pour s’intégrer au village (et elle a ensuite continué) pour le plaisir de mettre en place cet évènement”. C’est sans doute par sa dimension identitaire que la fête du picodon peut être porteuse d’un nouveau type d’“enracinement” de la société villageoise contemporaine. Pour s’inscrire dans la durée, la fête du picodon détient peut-être cet avantage d’être une fête liée à une commune et à ses habitants qui se mobiliseraient plus facilement (Saoû est d’ailleurs une commune au tissu associatif important).

L’année 2009 a ouvert une nouvelle étape de la fête du picodon. En concertation avec la mairie et à la demande des habitants du village, le comité de la fête du picodon a souhaité revenir à une “fête de village” plus “tranquille” en diminuant son côté “festival musical” car des incidents eurent lieu et firent jaillirent de nombreuses réactions. Les habitants du village ont été invités à s’investir en étant conviés à participer collectivement à la création de tapas. Ce changement de perspective semble être apprécié puisque la fête en 2010 a confirmé cette nouvelle orientation.

Jean-Baptiste Montard
Mai 2010